A la mémoire d’Elsa Gindler 2/2

Pendant longtemps j'ai cherché des influences extrême-orientales au travail d'Elsa Gindler comme celles de la gymnastique chinoise, de certains arts martiaux, ou encore du Yoga et de la méditation … sans jamais trouver à ce jour de lien direct (même si l'on peut imaginer que nombre d'explorateurs du 19ème siècle ont rapporté leurs expériences de ces pratiques et il faudrait davantage connaître la vie berlinoise et la culture allemande de cette époque). 

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Bien au contraire (si l'on se réfère au numéro spécial de la revue de l'AEDE, déjà cité, ou encore à l'un des appendices du livre de Lily Ehrenfried) il apparait que les enseignements qui ont influencé Elsa Gindler trouvent leur origine dans les recherches de deux artistes de ce même  siècle : le français François Delsarte (comédien et professeur d'art dramatique) et l'autrichien Leo Kofler (musicien). Les sources de sa méthode trouvent donc leur origine en Europe, font un détour par les Etats Unis pour revenir en Allemagne à la fin du 19ème siècle : un comédien et un chanteur qui, pour des raisons différentes, ont tous deux compris en quoi un travail basé sur la respiration est le vecteur de la transformation (et si des rapprochements se sont faits avec le Yoga ou la méditation, ils sont forcément bien plus tardifs et accessoires, pour ce qu'il m'est donné aujourd'hui d'en connaître).

La phrase d'Elsa Gindler (citée dans la permière partie) permet de mesurer combien cette femme est en avance sur son temps. Elle énonce en effet simplement un principe de non dualité (qui doit faire envie à bien des gourous modernes) et balaie à sa façon cette distinction bien occidentale qui est faite entre les choses du corps et celles de l'esprit. 

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Mais il faut reconnaître que son influence est plus grande encore et c'est dans une autre direction qu'il faut aller : celui de la naissance du mouvement psychanalytique à Vienne (source : The Handbook of Body Psychotherapy & Somatic psychology, 2015, ouvrage collectif, non encore traduit en français, sous la direction de Gustl Marlock - et en particulier les chapitres 4 & 6 avec les contributions de Judith O. Weaver et Michael C. Heller).

Dans les années 20 Freud a déjà beaucoup écrit et la psychanalyse connait une grande influence sur la vie intellectuelle. 

Otto FenichelWilhelm Reich

Deux jeunes médecins rejoignent le cercle de Vienne : Otto Fenichel (1897-1946) et Wilhelm Reich (1897-1957). Le premier organise un séminaire de sexologie auquel assiste le second et qui en prend la direction lorsque Otto Fenichel part pour Berlin un peu plus tard. Durant cette période les échanges entre les deux hommes sont fructueux, l'influence de Fenichel sur ce que seront les théories de Reich est indéniable (au point qu'il serait légitime de lui restituer la paternité des thérapies corporelles), et les positions avancées par les deux hommes (influence des facteurs sociaux sur le développement des névroses, influence des contraintes sociales sur la liberté sexuelle) placeront un peu plus tard leurs auteurs du côté des dissidents freudiens. 

Mais avant, Fenichel rencontre celle qui deviendra sa femme, Clare Nathansohn, une élève d'Elsa Gindler ... Cette dernière l'accueille à ses cours, l'aide même à traiter un problème de migraines récurrentes. Il est à ce point convaincu de l'importance de cette approche qu'il demande à sa femme Clare de faire une présentation à l'institut de psychanalyse de Berlin.

En 1930 Reich rejoint, à son invitation, Fenichel à Berlin. Il le présente à l'institut (où est déjà présent Erich Fromm) et leurs échanges se poursuivent. C'est de ces discussions qu'émergent les premiers éléments d'une réflexion globale sur la mise en jeu de facteurs corporels dans une orientation psychothérapeutique. 

L'histoire amène aussi d'autres rapprochements : Reich, alors marié à Annie Pink, fait la rencontre d'Elsa Lindenberg, danseuse et ... élève d'Elsa Gindler ! Elle devient sa seconde femme.

L'avènement du nazisme en 1933 met fin à cette belle effervescence (les personnes jugées trop marxistes dans leur position seront lâchées par Freud, lui-même trop occupé à faire reconnaître les instances psychanalytiques aux nouvelles autorités avant de partir pour Londres) : Les Fenichel partent pour les Etats Unis, les Reich fuient au Danemark, en Suède, puis en Norvège. 

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C'est au cours de ce périple que Wilhelm Reich, très largement épaulé par l'expérience de son épouse (car Reich n'a jamais travaillé directement avec Elsa Gindler), pose les bases de ce qu'il commence par appeler la végétothérapie, puis l'analyse caractérielle. Leur passage dans les pays scandinaves va influencer nombre de personnes qui vont développer des approches corporelles en psychothérapie (on peut citer entre autres : Ola Raknes qui va influencer le travail de Gerda Boyesen, mais aussi Edmund Jackobson qui développera sa méthode de relaxation).


Cette triste période de l'histoire verra la dispersion d'une première génération d'élèves d'Elsa Gindler, lesquels, chacun à leur façon, diffuseront ses enseignements. Parmi cette longue liste on peut relever : 

  • Charlotte Selver (1901-2003) qui émigre aux Etats Unis en 1938 et développe sa méthode "Sensory Awarness" (et de noter qu'Erich Fromm, lui aussi exilé, sera très assidu à ses cours),


  • Laura Perls, qui travaillera avec Charlotte Selver, épouse de Fritz Perls (patient de Reich), lesquels développeront la Gestalt Therapy,


  • on l'a vu, Clare et Otto Fenichel,


  • Elsa Lindenberg avec Wilhelm Reich qui arrivent aux Etats Unis en 1939,


  • Lotte Kristeller qui s'établit dans le futur état d'Israël … et dont il semble qu'elle ait largement influencé Moshe Feldenkrais !
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Je ne crois toutefois pas savoir que cet homme, au génie incontestable, ait jamais mentionné les sources de sa méthode dans les références de ses livres (ceux du moins traduits en français) et le seul lien avec Elsa Gindler est noté dans "The Elusive Obvious" (non traduit) dans lequel il évoque ses rencontres et collaborations avec Heinrich Jacoby).


Au final, combien de femmes, élèves d'Elsa Gindler, ont influencé des hommes ... qui écrivent des livres ! 

© Jean-Philippe Véron 2015